Nous sommes conviés dans une jolie maison, à Dottignies, en cette fin d’été. Raymonde Roussel, 86 ans, y vit. Entre meubles anciens, instruments de musique rétro, photos diverses aux murs, le lieu de vie de Raymonde est comme sa tête: plein de souvenirs. Raymonde a tout préparé. Un album photo, d’anciennes bobines de fil, un article de presse sur les 50 ans de La Herseautoise. Car c’est de cela que nous allons discuter aujourd’hui : des 39 années passées au sein de l’usine, aujourd’hui devenue l’ICET.
« Il y a 34 ans que je suis pensionnée! J’ai eu ma prépension à 52 ans, en 1988! » Née à Lille, Raymonde est arrivée avec sa famille à Dottignies, à l’âge de 4 ans. « Mon père voulait acheter une maison en Belgique. » Elle décidera seule d’arrêter l’école à 14 ans, et d’aller à l’usine. « Depuis mes 12 ans, je voyais mes copines un peu plus âgées aller travailler. Elles me disaient ‘Faut venir avec nous, Raymonde!’, et je n’ai plus rien voulu savoir. J’ai appris à coudre, à couper, faire des patrons, à Herseaux, pendant un an. Et je suis allée travailler. Mon père était complètement contre. Ma famille avait d’assez bons revenus… Mais moi je n’en savais rien, et de toute façon, j’avais mis cette idée dans ma tête. Mon père a essayé de me convaincre, mais finalement j’ai fait ce que je voulais. »
« J’avais l’oeil »
Le début n’est pourtant pas rose. « Quand je suis rentrée à La Herseautoise, je n’aimais pas du tout! Mais je n’osais pas le dire… J’étais sur une machine de retorderie, avec une vieille femme… Heureusement, une contredame m’a remarquée, elle a vu que j’avais l’oeil, et j’ai eu une bonne place. »
« Un jour, j’avais repéré du fil un peu plus jaunâtre parmi des blancs. » Raymonde devient alors « contrôleuse », ou « visiteuse » de fil. Ce qui signifie qu’elle doit observer l’intégralité des bobines de fil produites, en vérifier la qualité, déceler les éventuelles différences de couleur… « C’était du fil pour faire des costumes d’hommes, de très grandes marques. Il ne fallait pas que soudainement il y ait un gris légèrement différent dans le lot. » Raymonde nous a d’ailleurs préparé quelques bobines, pour nous montrer deux gris différents. « Vous voyez, celui-ci n’est pas bon. » Raymonde adorait – et adore encore – ce métier, malgré un rythme élevé. « Nous étions deux dans une salle, à faire ça sur une table, avec une lampe basse. J’ai passé 39 ans avec la même femme, Andréa. J’allais travailler le cœur joyeux, tellement je m’entendais bien avec elle. Nous avons gardé de très bonnes relations, elle a connu mes enfants… Je me suis habituée ‘à mort’ dans ce métier. Mais pas aux machine, ah ça non! »
Les débuts de la crise
Raymonde conserve une fierté du travail réalisé. « Notre fil était connu comme étant le plus beau fil de la région. D’autres gens, qui travaillaient ailleurs, me disaient que leur fil n’était jamais aussi fin qu’à la Herseautoise. » Et on travaillait dur! « Je contrôlais 60 kilos de fil par heure. On était à la production, ça devait aller vite ! Parfois on était chronométrées… On avait de beaux salaires, il faut bien le dire. Je faisais des heures supplémentaires le matin, pour aider sur d’autres métiers. Il y avait vraiment du boulot. »
Raymonde s’entend bien avec tout le monde. Au point de devenir un peu l’assistante des autres filles de l’usine. « Il y avait des femmes qui ne savaient pas faire leurs papiers, ou qui ne retenaient pas certaines informations. C’était le début de la crise, il y avait du chômage, il fallait pointer sa carte… Il y avait des erreurs, certaines n’osaient pas le faire de peur de pointer la mauvaise case… Il faut dire que c’était vraiment des petites cases… Moi j’aidais tout le monde… Pourquoi pas, quand on peut? Au point que quand la crise a commencé, et qu’ils ont licencié le sous-directeur, j’ai même fait un peu d’administratif – en plus de mon travail quotidien – pour l’entreprise ! »
Toute une histoire
C’est également dans le cadre professionnel que Raymonde a rencontré son époux, Claude, aujourd’hui décédé. « C’était un très bon technicien! Un monteur plus exactement, dans le textile. Je l’ai connu à la Herseautoise, il montait les nouvelles machines. D’ailleurs, quand une machine sortait sur le marché, il pouvait partir un mois en Allemagne, en Suisse, pour en apprendre le fonctionnement. »
Raymonde sourit. « C’est toute une histoire, hein, notre vie. Mais quand on aime bien son travail, ça fait beaucoup… »
Photos ci-dessus: Raymonde le jour de sa prépension. Elle est montée sur le toit de l’usine en criant « J’ai fini! », et une petite fête a eu lieu en son honneur.